• Jeanne, enfant de l'amour

    L’inscription sur les registres de l’état civil des nouveaux nés est aujourd’hui une formalité accomplie par les maternités, dans laquelle les parents ne sont en rien impliqués, en dehors du fait qu’ils choisissent le prénom de leur enfant. Ce ne fut pas toujours le cas et, au moins jusqu’au début du XX eme siècle, c’est généralement le père, qui allait, tout fier, en mairie pour faire la déclaration d’une naissance. Il devait aussi présenter physiquement le nouveau né, afin que l’officier d’état civil constate son existence. De même, lors d’un décès, l'officier devait se déplacer au domicile du défunt et, suivant la formule pré imprimée dans les registres, « s’assurer du décès » de la personne. La nécessité de présenter physiquement les nouveaux nés impliquait pour certaines familles de longues distances à parcourir dans des conditions de confort qui n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui. Lors des froides journées d’hiver, cela a probablement contribué à cette mortalité infantile des siècles passés qui nous bouleverse lorsqu’on parcourt les registres.

    Contrairement à cette  tradition, lorsque Jeanne nait, en mars 1807 à Chezenas, hameau situé sur les hauteurs de Saint Pierre de Bœuf, ce n’est pas son père qui va en mairie pour déclarer sa naissance. C’est Henry Crotte, père de Rose, la maman du nouveau né, qui fait les deux kilomètres qui séparent sa maison de la mairie de Saint Pierre de Bœuf, à pied ou en charrette.

    Car Rose, qui d’ailleurs est prénommée Rose Françoise sur son acte de baptême, est une mère célibataire. Bien que la révolution ait enlevé aux curés la mission de gérer les registres de naissances, le poids social d’une telle situation pouvait être assez lourd. Le père du nouveau né est connu, il se nomme Benoit Boucher et habite aussi le hameau de Chezenas. Gageons que dans un petit groupe d’habitations comme  celui-ci, le secret des amours de Rose et Benoit devait être bien difficile à garder, avant même que le ventre de Rose s’arrondisse. Benoit est d’ailleurs allé voir, un mois avant la naissance, le trente janvier exactement, Me Mathis, notaire à Malleval, pour faire dresser un acte dans lequel il reconnait la paternité de l’enfant à venir. Henry Crotte, le déclarant, montre ce document au maire qui en consigne l’existence dans l’acte de naissance. Voici cet acte et sa transcription.

    Jeanne, enfant de l'amour

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Dix huit cent sept le cinq du mois de mars, sur les six heures le soir par devant moi, maire de la commune de St Pierre de Bœuf soussigné remplissant les fonctions d’officier de l’état civil de la dite commune canton de Pelussin, arrondissement de St Etienne ont comparu Henry Crotte cultivateur domicilié à Chezenas commune de Bœuf lequel en vertu de la procuration spéciale et authentique de Benoit Boucher aussi cultivateur au dit lieu de Chezenas insérée  dans un acte d’aveu de paternité par lui passé et dressé par Me Mathis notaire en la résidence de Malleval le trente janvier dix huit cent sept enregistré et qui en a gardé minute nous a déclaré que le jour d’hier   sur les une heure après midi, Rose Crotte sa fille a accouché dans sa maison de Chezenas d’un enfant naturel de sexe féminin, lequel enfant il nous a présenté et auquel il donne les noms et prénoms de Jeanne Boucher. Les déclarations et présentations faites en présence de Pierre Boucher aussi cultivateur domicilié au lieu dit de Chezenas commune de Bœuf, oncle paternel du dit Benoit Boucher âgé de quarante six ans et de Pierre Peyssonneau vigneron âgé de soixante cinq ans tous domiciliés au dit Bœuf. Et ont le dit déclarant et témoins déclarés ne savoir écrire ni signer de ce enquis par nous, maire qui avons signé de suite le tout après lecture faite.

    Ce n’est qu’en 1812, le 28 juillet, que Benoit et Rose passeront devant le maire pour contracter mariage. La présence d’un enfant, Jeanne, né avant ce mariage, est mentionnée dans l’acte dressé à cette occasion. Il s’est donc passé plus de cinq ans entre la naissance de Jeanne et le mariage de ses parents.

    Tenter de reconstruire l’histoire de nos aïeux, consiste presque toujours à bâtir des hypothèses à partir des informations contenues dans les documents que nous avons sur eux, puis à tenter de les vérifier. Cette attente de cinq ans, entre 1807 et 1812 devrait normalement ouvrir dans votre mémoire un tiroir dans lequel vous avez rangé, il y a fort longtemps peut-être, les dates d’une leçon d’histoire consacrée à une période particulièrement riche de celle-ci.

    Vous y êtes ? Napoléon Bonaparte s’est sacré Empereur lui-même le 2 décembre 1804 et il continue comme empereur, les conquêtes commencées comme premier consul. En 1807, au début de la période qui nous intéresse, il bataille à l’est de l’Europe et gagne à Friedland, en 1812, quelques mois après que Benoit Boucher ait réapparu et se soit marié avec Rose, Moscou brule et la Grande Armée commence la désastreuse retraite qui va la détruire et redonner espoir aux monarques européens défaits par le général corse. Benoit Boucher a-t‘il été impliqué dans cette épopée ? Son âge et les dates sont troublants et, sauf exemption, il n’avait aucune chance d’échapper au service rendu obligatoire par la loi Jourdan-Delbrel de 1798.

    Quelques recherches vont bien sûr devoir être faites pour confirmer, ou infirmer, cette hypothèse.

    En particulier, le notaire chez qui Benoit est allé reconnaitre sa paternité a déposé ses archives au département. La lecture de ce document nous en permettra peut-être d’en savoir un peu plus sur ses projets.

    Nous devrions donc reparler, un jour, de Benoit Boucher. Malheureusement, je ne vois pas comment on pourrait alimenter un deuxième billet sur Rose, elle aussi victime du cruel déséquilibre de traitement entre les sexes.

    Rose et Benoit auront d’autres enfants, mais c’est bien de Jeanne que nous descendons, elle est l’arrière-arrière-grand-mère des enfants de Jojo et Fernande. Puisse le fait que coule dans nos veines un peu du sang de Jeanne, dont la vie commença hors des sentiers battus,  nous inciter à fuir tout conformisme.

    La conclusion de ce billet va maintenant en expliquer le titre : « Jeanne, enfant de l’amour ».

    Nous avons vu à plusieurs reprises en examinant le passé de nos aïeux que les questions de patrimoine expliquaient bien des comportements. Ces si fréquents mariages entre apparentés visaient aussi à préserver un cadre social dans lequel les parents se sentaient en sécurité. Nous sommes au moins certain que la liaison entre Rose et Benoit, dont Jeanne fut le fruit, n’était en rien arrangée par leurs parents mais bien due à une sincère attirance que j’ai décidé d’appeler amour, pour faire plus romantique.


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